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Propos recueillis par Marie d'Hombres
« Que peux tu me raconter sur les chansons que ta mère t’a apprises ?
Il y a d’abord les berceuses qu’elle nous chantait le soir, puis qu’elle a chantées à mes neveux et nièces, puis à mes enfants.
Nana coco.
Duerme Negrito.
Elle chantait en berçant. Duerme Negrito raconte : « si tu ne dors pas, le diable blanc te mangera ». Et puis il y a les chansons qu’elle ne chantait pas le soir, mais plutôt en journée. Ce sont des Sévillanes, chants traditionnels de ma région d’origine, l’Andalousie, qui étaient chantés à l’occasion des fêtes. Tous les deux ans, on retournait en Espagne pendant les vacances d’été. Les soirées andalouses sont très différentes des françaises : les gens sont tous dehors, debout, au bar, sur la place du village ; ils dansent en chantant et en faisant les palmitas, c’est-à-dire qu’ils tapent des mains en rythme. Chaque été, était aussi organisée une grande fête, la Sévillane, à l’occasion de laquelle on se retrouvait tous sur la place, en tenue traditionnelle , pour partir dans la campagne durant deux ou trois jours, avec les chevaux, de quoi manger et des musiciens. La fête sévillane la plus connue a lieu en avril, pendant la semaine sainte ; à celle-là, je n’ai jamais pu participer, mais pendant l’été, des processions étaient aussi organisées et de celles-là, je me souviens bien : C’était magique, de 4 à 99 ans, nous étions tous ensemble, à chanter et danser.
De ces fêtes, je me souviens particulièrement d’une chanson : Mira la cara a cara ; elle se compose de quatre parties comme la plupart des Sévillanes. La danse suit un code précis, les uns et les autres font les mêmes gestes.
Vous écoutiez de la musique à la maison ?
Dès que ça a été possible, la télévision a été branchée en permanence sur la chaîne espagnole. En continu, il y avait un fond sonore de flamenco, de sévillane. Et avant cette période, je me souviens que mon père invitait parfois des copains et que nous chantions tous ensemble. Sinon, en temps ordinaire, on chantait assez peu.
Mon grand frère et ma grande sœur sont nés en Espagne ; à leur arrivée, ils avaient six et huit ans. Il leur fallait s’intégrer à tout prix, apprendre la langue française et surtout ne pas avoir d’accent : ils ont vécu un processus de déni de l’espagnol, ils ont coupé avec la langue et la culture. Moi, je suis la petite dernière, née ici. J’ai cherché à retisser un lien. À l’âge de vingt ans, comme j’étais née sur le sol français, j’avais automatiquement droit à la nationalité française et j’étais également espagnole par filiation. Il fallait que je choisisse, déclarer l’un ou l’autre en Préfecture, et mon cœur balançait. J’étais à l’époque en BTS de secrétariat trilingue et je devais faire un stage de trois mois. Alors j’ai décidé de le trouver en Espagne. Au moins, ce temps passé au pays m’aiderait à choisir… Trois mois à vivre chez les cousins, trois mois passés à ma maison de la culture locale… Durant cette période, j’ai réalisé que j’étais un produit français : j’aime passer mes soirées assise, à discuter ; c’est en France que j’ai appris à apprécier ces choses là. Mais j’ai également besoin de légèreté et de rire, de cette manière de vivre andalouse ; c’est aussi ma culture ! Peut-être est-ce également lié à mon milieu social… En revenant, j’ai choisi la nationalité française et j’ai arrêté mon BTS pour étudier l’histoire de l’art. J’avais soif de culture, j’aurais voulu suivre les Beaux-Arts, mais on n’avait pas d’argent et l’université était plus cadrante : je pouvais préparer les concours de l’enseignement.
(...)
Parle-moi de ta famille ? De quelle région vient-elle ?
Mes parents se sont rencontrés tardivement. La famille de mon père est de Los Palacios, une ville située à quelques kilomètres de Séville et celle de ma mère d’un village nommé El Palma de Troia, où vivent encore aujourd’hui la plupart de mes cousins et trois de mes tantes.
Mon grand-père maternel était un propriétaire terrien, mais sous le régime de Franco, toutes ses terres, tous ses biens ont été réquisitionnés et il a tout perdu. En 1936, il était un des rares lettrés du village et je sais qu’il défendait les droits des paysans, en transmettant les informations des résistants aux villageois. Comme il militait contre le franquisme, il a dû se réfugier dans le maquis ; donc, pendant quelques temps, ma mère, sa fille aînée, ne l’a plus vu. Un jour, en 1937, il est revenu embrasser sa femme et ses enfants. Mais il a été attrapé et fusillé sur la place du village. Après son décès, ma grand-mère est tombée malade, et c’est ma mère, née en 1929, aînée de cinq filles et cadette de deux garçons, qui a géré toute la fratrie. Elle a attendu que toutes ses sœurs se marient puis elle est tombée malade, de la tuberculose, dans les années 1950 et elle a été envoyée dans un sanatorium.
À son retour au village, elle a rencontré mon père dans une fête. Il était également issu d’une famille de propriétaires terriens, troisième d’une fratrie de sept enfants dont deux filles et cinq garçons. Son père, qui avait beaucoup d’argent, est parti plusieurs années en Argentine, pour y monter une affaire, mais il en est revenu une main devant, une main derrière, ruiné. Il avait tout perdu. Ma grand-mère maternelle, âgée de quarante ans de moins que son mari, était dépressive et les enfants se sont donc retrouvés livrés à eux-mêmes. Ils ont grandi dans la rue et se sont élevés tout seuls. C’est ce que ma mère m’a raconté de la famille.
(...) »