Chansons de l'Exil en Provence

Italie

Lina chante Mamma
Lina sur l'Ave Maria

Chansons d'Italie

Chanter, c'est prendre corps avec la vie

Propos recueillis par Marie d'Hombres

Je rencontre Lina à la maison de retraite. Elle est dans sa chambre, recroquevillée en chien de fusil sur son lit. La fenêtre est ouverte, il fait froid. Elle accepte volontiers de me voir et s’installe avec notre aide dans son fauteuil. « Je vais vous parler à une condition, m’annonce-t-elle, que vous remettiez ce que je dis à l’envers à l’endroit ! »

Au début, Lina, dont la voix est faible et le souffle un peu court, me fait l’effet d’un petit oiseau fragile ; j’ai parfois peur de la brusquer, et lorsqu’elle ferme les yeux, lorsqu’elle s’arrête quelques minutes, je me demande si je ne la fatigue pas. Si parler ne la fatigue pas. Si mes questions ne l’ennuient pas. Mais non, Lina me dit que tout va bien et il y a dans sa manière de parler une vigueur, un humour et une grâce qui me déconcertent.

Lina, née en 1921, a des talents de conteuse et de poète. Elle chante également une comptine italienne que sa mère lui chantait puis qu’elle chantait elle-même, le soir, au chevet du lit des enfants: «Avec ça, vous allez sûrement vous endormir » me prévient-elle auparavant. Sa voix fluette et faible entame une douce mélodie. C’est un moment magnifique. Lina, les yeux fermés, fredonne « Mama, son tanto felice / perche retorno da te / la mia canzone ti dice / che il pui belgiorno per me... »

Quand Lina termine sa chanson et ouvre les yeux, elle sursaute : « Où suis-je ? » « Où sommes nous ? »

Elle est décédée en 2016.

« Je suis née en Italie, à Fontaniva, vers Padova. J’étais encore petite quand je suis venue en France. Maman était une femme obstinée. Quand elle avait quelque chose dans la tête, ce n’était pas prêt de sortir. Son mari venant en France pour travailler, elle voulait y aller aussi. Et lui, qui devait adorer sa femme, a accepté. On vivait alors chez mes grands-parents, des paysans et on a tout quitté pour le nord de la France, un village devenu aujourd’hui petite ville. Je n’arrive pas à retrouver le nom de ce patelin, ça n’a pas d’importance, mais je cherche, je cherche, je ne peux pas m’en empécher…

Maman était comme ça, elle avait un sacré caractère. Et elle a décidé de quitter la ferme bien portante de ses parents pour cette nouvelle vie du nord. Papa, maman, mes deux sœurs et moi. Nous sommes venus tous les cinq je crois. À moins que je ne sois née là. Je ne sais plus…Je déclare toujours que je suis née en Italie, je n’en suis pas si sûre, mais spontanément, c’est ce qui me vient.

Votre mère chantait beaucoup ?

Tout le temps ! Elle était toujours de bonne humeur, mais elle tenait son foyer ! La maitresse de maison portait bien son nom ! Il fallait qu’elle commande et elle n’aimait pas les mouligasses : les gens qui ont toujours mal quelque part sans savoir où, ceux qui ont envie d’autre chose que ce qu’ils ont. Mais elle était bonne ! Chez elle, toute le monde travaillait et tout le monde chantait des mélodies italiennes. C’était une famille de braves gens, des travailleurs s’aimant entre eux. Vous savez, quand on est étranger et qu’il faut quand même se débrouiller pour vivre, il faut travailler, beaucoup.

Quelles mélodies?

Tout ! Les airs d’église – parce que petite, j’allais tout le temps à la messe- ou bien un air entendu à la radio, à la télévision, dans le couloir. J’entendais une chanson le matin, je la reprenais toute la journée. Un air me revient, je le chante. Et s’il n’est pas bon, c’est pas grave ; si c’est ça, c’est bien ; si c’est pas ça, c’est bien quand même !

Elle chante :  Ela bela a canto – Ah comme c’est la bela bela … Una cansone de amor...

Ah, je mélange un peu le coton avec le fil mais enfin, c’est une chanson d’amour !  Près de moi tu es la plus belle ; voilà ce qu’elle dit. S’il n’y a pas d’amour en Italie, il n’y a rien !

Cette chanson, depuis quand la connaissez-vous?

Oh, j’ai dû l’apprendre quand j’étais petite… Aujourd’hui, je ne suis pas loin de cent ans !

Vous avez quatre-vingt quinze ans…

Seulement!

Les Italiens, on a quand même la bougeotte ; c’est pas toujours beau à voir. Quand on n’est pas bien quelque part, on cherche à trouver mieux ailleurs sans rien dire à personne. Que peut-on dire contre le fait de vouloir aller mieux ? Maman avait la bougeotte, papa était plus raisonnable.

Et vous ?

Un enfant aime toujours bouger. Le mot «bougeotte » n’a pas été créé pour les grandes personnes… Le tout, c’est de ne jamais nuire. Jamais. Toujours respecter.

Vous souvenez-vous de la période de la guerre ?

A l’époque, j’étais mariée et je ne vivais plus dans le Nord. Pourquoi étais-je mariée ? Ma vie est à la fois simple et compliquée. J’étais folle d’être mariée, mais il y avait un garçon qui me faisait la cour et il ne me déplaisait pas. Pour rien au monde, je n’aurais eu des relations intimes sans être mariée. Il était gentil, je l’aimais bien, alors pour pouvoir l’embrasser sans avoir l’impression de pécher, il fallait que je me marie.

Ne pas pécher, tout était là. Surtout ne pas pécher ! Ce principe a mené toute ma vie. Je ne le regrette pas Seigneur, c’est vous qui me l’avez demandé et je vous ai obéi. Je préfère obéir à Dieu qu’aux hommes qui ne sont pas toujours raisonnables.

Des chants d’église, lequel pourrait vous revenir ?

Il y avait toujours un qui me venait… L’Ave Maria par exemple. Lina chante un peu, puis traduit :  « Seigneur, protège mon fils qui est vivant ». Quelle mère ne veut pas protéger son enfant ?

Le soir, vos enfants vous demandaient-ils de chanter quelque chose au moment de se coucher ?

Quand les petits se couchent, on leur chante quelque chose ; c’est automatique, il n’y a pas besoin de demander, ça va tellement ensemble ! Je chantais des chansons italiennes, de ma mère.

La voix de Lina s’élève, faible et tremblante; elle ferme les yeux : Mamma son tanto felice - Perché retorno da te - La mia canzone ti dice - Che il pui belgiorno per me - Mamma son tanto felice - Vivere lontano perché...

Cette chanson dit : Maman, je suis très heureuse - parce que tu retournes chez toi et ma chanson te dit quel beau jour c’est pour moi… C’est une chanson que j’ai beaucoup entendue. Je pense qu’on a souvent séparé les enfants et les parents dans les générations précédentes : pour qu’une maman dise « le plus beau jour, c’est quand je reviendrai chez nous », c’est que devoir partir a été une perte terrible. Ces femmes qui quittaient leur famille par obéissance, sans pouvoir revenir avant longtemps parce qu’il n’y avait pas de voiture et qu’il fallait toujours marcher. Elles devaient partir pour un bout de temps, parfois à jamais. Et ça, c’est la pauvreté des gens. L’argent est maudit, le manque d’argent…

Quand vous chantez les chansons en italien, vous les traduisez souvent instantanément en français ?

Je chante en italien parce que la chanson me vient comme ça, puis je la chante en français. Mais quand je chante en français, il me semble entendre la voix de ma maman, alors je la chante de nouveau en italien. J’ai toujours fait comme ça : quand je traduisais les paroles d’une chanson en français, j’avais l’impression de la comprendre, mais une fois que cette jointure entre l’italien et le français était faite, il me semblait mieux la comprendre en italien.

(...) »

 

Adelinde : "la chanson de ma mère"
Chant du Mölltal : "la chanson de mon père" Chant de Noël Chant en ladin Korrn : chanson des "gens du charriot"

Chansons du Sud-Tyrol

« Si tu chantes une chanson, le tilleul refleurira... »

Je suis née dans le Tyrol du Sud ou Haut-Adige, une région italienne encastrée entre l'Autriche et la Suisse. L'Adige est le fleuve qui traverse la région. Du point de vue italien, on dit « Haut-Adige » et du point de vue du Nord, on dit « Tyrol du Sud » sachant que cette région était autrichienne jusqu'à la première guerre mondiale. De ce fait, la culture de ma région est profondément alpine et très influencée par l'Autriche. Au niveau du répertoire musical, il y a très peu d'influence italienne : nos danses sont des polkas, des valses, on est très loin de la tarentelle.

Dans la famille, on chantait toujours beaucoup. D'ailleurs, mon père ne supportait pas la musique moderne. Quand un groupe à la mode passait à la radio, il disait : « Donnez à manger à ces malheureux qu'ils arrêtent de pleurer ! ». Ce n'était pas une musique qui pouvait passer en cuisine. On avait un petit tourne-disque sur lequel on écoutait des disques de musiques traditionnelles, aussi un peu de Mozart et de Beethoven.

Ma mère est née dans le village où j'ai grandi, à « Monguelfo » (du « mont de Guelfe »), qu'on appelle « Welsberg » en allemand. Chez nous, tout est bilingue. Ma mère s'appelait Adelinde mais tout le monde l'appelait Linde. Mon père s'appelait Josef mais tout le monde l'appelait Pepe. Mon père est né dans un village à vingt kilomètres de là : son père était originaire du village et sa mère venait de Carinthie, une région d'Autriche du Sud, frontalière avec la Slovénie. Je n'ai jamais connu ma grand-mère, elle est morte une année avant ma naissance, mais elle a eu une influence énorme sur mon père. Elle était très présente dans la famille et dans la transmission de la culture. Quand mon père était petit, la maison familiale a brûlé : à l'âge de six ans, il a été envoyé dans la famille de sa mère. Il n'était pas vraiment bienvenu dans cette grande ferme : pour la maisonnée, c'était une bouche à nourrir supplémentaire, il devait travailler. Mais il y avait quelques personnes gentilles. Dans la vie, tu peux être dans la galère totale mais quand une lumière t'éclaire, tu vas t'attacher énormément à elle. Et cette lumière, c'était sa marraine, la bru de la patronne de la ferme, qui était entrée dans l'exploitation familiale par son mariage. De ce fait, mon père est très attachée à cette région, la Carinthie. Et c'est pour ça qu'il nous a toujours demandé d'apprendre les chansons de là-bas. En famille, on chantait tout le temps. Par exemple, à Noël, on se retrouvait sous l'arbre et, avant d'ouvrir les cadeaux, c'était une heure et demi de chansons. Toute la famille ensemble ! Etant donné que tout le monde avait plus ou moins appris à jouer des instruments, il y avait toujours de la musique pour accompagner les voix. Mon frère ainé jouait de la batterie dans la fanfare du village et avait aussi appris la guitare ; ma soeur jouait de la flûte traversière et m'a appris la flûte à bec. Ensemble, on a travaillé des morceaux de Bach, Telemann. On proposait des petits intermezzo de musique classique entre les chants traditionnels. Mon autre frère a fait de la clarinette mais il n'en a jamais joué en famille, il détestait cet instrument. Mes parents ont poussé les grands à faire de la musique mais avec moi, ils ont lâché prise. J'ai quand même voulu apprendre la guitare. J'ai pris des cours au village mais ce n'était pas l'école de musique, c'était quelque chose de bricolé.

On chantait des chansons populaires allemandes, issues de la période romantique, des années mille huit cent..., une époque pendant laquelle les poètes ont repris les chansons populaires en les traduisant en « vrai » allemand. Dans les pays germanophones, tout le monde connait ce répertoire. 

Chanson « Linde »

C'est une chanson allemande, la préférée de ma mère. Ma mère s'appelle Adelinde et la Linde, c'est le tilleul.On l'a chantée à son enterrement en son honneur, tous ensemble. Elle dit : « Quand le tilleul se met en fleurs, le printemps arrive avec les chants des oiseaux, les bruits des petits ruisseaux et c'est le bonheur ». Ça finit par dire : « Si tu chantes une chanson, Linde (le tilleul) va refleurir. Donc si tu chantes une chanson pour ma mère, même si elle est morte, elle va refleurir... C'est beaucoup d'émotions pour moi...

On faisait beaucoup de randonnées avec les gens du club alpin, ça chantait tout le temps, mais plutôt des chansons montagnardes en allemand. Ensuite, on a cultivé le chant avec ma soeur, on allait faire des stages de chants issus de la région où mon père a grandi, la Carinthie. Là bas, je crois qu'ils ont davantage maintenu la vraie tradition du patois.

Chanson de Mölltal

C'était la chanson préférée de mon père. On l'a chantait à chaque Noël. Elle parle du Mölltal (tal, la vallée et la Möll, la rivière). C'est de là que vient ma grand-mère. Cette chanson dit que dans cette vallée, sur le versant exposé au sud, tu vas trouver les plus jolies fleurs pour faire un beau bouquet, tu vas trouver les plus belles filles et si que si tu veux tomber amoureux, c'est là bas qu'il faut aller.

Je le chante dans un patois qui mélange celui de mon village et celui de là-bas. D'une vallée à l'autre, on se comprend complètement mais il y a des petites variations.

Chanson de Noël

Cette chanson est en patois autrichien de la région de mon père. Je l'ai appris avec ma soeur à un stage musique, j'avais 12 ans. Cette chanson est plus ou moins une chanson de Noël. Elle dit : « Quand cette année, on aura du pain d'épice, les enfants du voisin vont être jaloux. Moi, j'aime bien le pain d'épice, mais un morceau de pain, c'est bien aussi. Si on a un rôti de porc, les voisins vont être encore jaloux, franchement moi ce truc tout gras, je n'aime pas trop et quand cette année on aura la gnôle, les voisins vont être encore jaloux et moi, je ne supporte pas la gnôle, je préfère une bonne eau de la fontaine... » On la chantait toujours à l'occasion de Noël car à Noël, tu as le pain d'épice, le rôti, la gnôle et tout ça..

A vrai dire, je ne me souviens pas que quelqu’un se soit assis pour m'apprendre des chansons. Tu grandis, tu baignes dans cette musique et au fur et à mesure, elle te rentre en tête.

On chantait à l'occasion de Noël, des fêtes familiales et même aux enterrements. C'est quelque chose de très organisé où tout le village participe. J'ai vécu les enterrements de mes deux parents. La cérémonie commence à midi, on va à l'église, ensuite on va à la brasserie parce que tous les gens qui ont aidé ont droit à une assiette de charcuterie, une soupe et là, tu te réunis et tu tchatches. Vers 20h, tu commences à chanter jusqu’à minuit. C'est un vrai bonheur. C'est comme dans la tradition russe : honorer un mort en chantant. Ce ne sont pas des chants religieux, moi je n'en connais pas. J'ai été baptisée, j'ai fait la première communion, celle où le Saint-Esprit vient sur ta tête, je chantais même dans la chorale de l'église mais le dimanche, on allait pas automatiquement à la messe parce que la randonnée était plus importante. Dans la famille ou le village en général, il y a un mélange de bigotisme et de religion ancestrale. Quand je n'arrivais pas à dormir, ma mère ne me disait pas de prier pour le petit Jesus mais pour la grand-mère ou les ancêtres.

Quand j'avais 10 ans, j'ai attrapé une espèce d'inflammation, une maladie bactérienne. J'ai été malade pratiquement toute une année, j'avais de la fièvre, j'ai adoré. Je pouvais rester à la maison, lire des livres, écouter des disques sur la platine. Un jour, j'ai mis un disque de chants de Ladins. Le ladin est une langue rhéto-romane : les Rhétiens étaient une peuplade indo-germanique ; ils s'étaient installée tout autour de l'arc alpin pour se mélanger ensuite avec les Romains. Suite aux conflits avec les peuples voisins dans les années 300, les Ladins se sont réfugiés dans les vallées les plus hautes des Alpes et ont pu garder leur culture. Il y a encore des ilots ladins aujourd’hui en Suisse, dans les Dolomites et jusqu'au Frioul, vers Trieste.

J'ai donc découvert ce chant lorsque j'étais malade et je l'ai appris par cœur. J'ai commencé à le chanter à ma famille qui était hyper fan. Ma soeur adorait, je lui ai appris et lors des de fêtes, on chantait ces chansons ladines. Si un vrai Ladin m'écoute, il va être horrifié, la prononciation n'est sûrement pas très bonne.

Chanson en ladin

Elle dit : « Val Gardena (c'est la vallée des Dolomites), le soleil sur tes pics, comme c'est beau chez toi, on t'aime notre vallée ».

 

Que faisaient tes parents ?

Ils étaient instituteurs tous les deux puis ils ont suivi des formations permanentes : mon père est devenu proviseur de collège et ma mère directrice d'école primaire.

Après l'épisode de la maison brûlée, mon père a été envoyé en Carinthie. Il devait y rester un été, il est resté six ans. Il est né en 1929, juste avant le début de la période hitlérienne. Il m'a raconté que lorsqu' il était en Autriche dans cette famille d'accueil, il était enfant de choeur. Un jour, juste avant l'Anschluss (quand l'Autriche est devenue allemande), il est allé faire les commissions dans une ferme voisine. Il est entré en disant bonjour et les gens lui ont dit : « Maintenant, tu sors ! Tu vas rentrer à nouveau en disant « Heil Hitler ! » ». Il a grandi durant cette période, ce n'était pas facile.

Entre temps, en Italie, Mussolini a pris les rennes du pays. Notre région était germanophone et d'un coup, elle devenait italophone. Quand mon père est revenu rejoindre ses parents en Italie, il n'était pas apte pour l'école italienne car il ne parlait pas la langue. Il a dû l'apprendre pour pouvoir aller à l'école. Ala fin de la guerre, il avait 15 ans : tous les petits jeunes comme lui ont été envoyés au front sur les derniers combats. Ensuite, il a effectué son service militaire classique et il est entré en formation de maître d'école.

Ma mère était plus jeune, elle est née en 1935. Elle vivait dans son petit village où elle était première de sa classe. Quand la guerre a pris fin, elle avait 11 ans. La région était germanophone et le patois avait été interdit par les fascistes. Les accords de Paix ont rendu aux gens le droit d'exercer leur langue maternelle. Les gens pouvaient donc reprendre l'école en allemand. Sauf qu'il n'y avait plus de maitres d'école parce qu'ils étaient morts pendant la guerre, ils avaient été chassés ou s'étaient enfuis. Ils ont donc sélectionné les plus jeunes pour les envoyer en formation. Ma mère, à l'âge de 12 ans, a été envoyée en internat dans une ville à 100 km de son village. C'était le seul établissement qui proposait une formation pour devenir maitresse d'école. Elle m'a raconté qu'elle pleurait tout le temps, elle avait le mal du pays ; en plus, l'hygiène n'était pas terrible, elle a attrapé la fièvre typhoïde et toutes les maladies possibles. Elle a souffert d'être arrachée à ses parents à l'âge de 12 ans. Elle a donc suivi ses études et a obtenu le diplôme d'institutrice à 17 ans. Elle est allée travailler à l'école en face de chez elle : pour se défendre – elle était toute jeune - elle donnait des gifles. C'est là qu'elle a rencontré mon père parce qu'il travaillait dans le même établissement.

A ce moment là, mon grand-père maternel était charpentier. Son entreprise marchait bien. Avec l'aide de ses ouvriers, il a construit la maison dans laquelle mon père et ma mère se sont installés après leur mariage. C'est là que j'ai grandi avec mes frères et sœurs ; j'ai gardé un très fort attachement à cette maison.

De par l'histoire qu'ils ont traversés, mes parents ont gardé un grand attachement aux traditions. Ils ont beaucoup oeuvré dans la culture locale, surtout mon père. Il était la référence sur l'histoire de la vallée ou du village. Tous les deux ont mis en place des bals folkloriques dans la région. Ils étaient d'ailleurs d'excellents danseurs. Ils faisaient venir des groupes folkloriques avec les costumes lors des fêtes populaires. C'était aussi les « intellectuels » du village. A l'époque, très peu de gens faisaient des études. Ils faisaient partie de toute une génération qui avait vécu sous le fascisme : leur culture locale, leur prénom, chanter des chansons de leur enfance, tout leur était interdit. Un vrai mouvement s'est mis en place pour sauvegarder l’identité ; ils baignaient à fond là-dedans. Ils étaient attachés aux traditions, mais aussi à la nature. Dans les années 70, mon père a mis en place la première formation permanente de découverte nature pour les enseignants. Ils partaient une semaine dans un refuge apprendre le nom des plantes, des serpents, des animaux... Il était également l'un des membres fondateurs du parti écologiste de la vallée. Puis il n'aimait pas trop les Italiens. Faire la paix avec cette période fasciste n'était pas évident... En même temps, mes parents avaient beaucoup d'amis italiens. Par contre, quand j'ai eu mon premier amour déclaré à la famille, Eugenio, un Napolitain, c'était un peu critique. Mon père a fait la tête. Il a fallu que je le menace : « Soit tu acceptes mon compagnon, soit tu perds ta fille ».

De quelle identité se revendiquait-il ?

Tyrolien. Et ma mère, pareil. Pour te dire, je m'appelle Gerlind, et mes frères et sœurs : Gerold, Gudrun, Gislar. Ce sont vraiment des noms qui viennent de la saga de Nibelungen, le grand mythe fondateur de la culture allemande. Ce ne sont pas des prénoms anodins.

Mes parents étaient militants pour défendre le droit d'exercer leur langue natale, leur danse, leurs traditions, leurs chants mais bien sûr, dans tout ça, pas de place pour les Beatles et cie !

Et du côté de ta mère ?

Elle est née d'un père charpentier, immigré d'une autre vallée. Il venait d'une famille très pauvre, de onze enfants, dont le père est mort très jeune. C'est un peu un self-made-man. Tous ses frères et soeurs se sont relevés de la misère en apprenant de bons métiers. Lui est venu à Monguelfo pour faire une formation de charpentier. Il a rejoint son frère qui avait trouvé un poste d'apprenti forgeron. J'avais un amour infini envers ce grand-père. Il est arrivé au village, il a rencontré cette femme qui avait huit ans de plus que lui. Elle était d'un milieu très modeste et probablement, elle devait être une très belle fille mais très hautaine, avec un caractère plutôt méchant. Au lieu d'épouser un jeune du village, elle préférait fricoter avec les officiers autrichiens pendant la première guerre mondiale. A 36 ans, elle s'est trouvée son compagnon : mon grand-père est tombé amoureux d'elle, ils se sont mariés. Elle le traitait très méchamment et faisait tout pour lui rendre la vie misérable. Quelque part, dans la famille de ma mère, il y avait cette idée d'émancipation : ma grand-mère, c'est clair et net, voulait s'émanciper de tous ces campagnards, ces paysans. De quelque façon, elle a transmis cette idée à ma mère, même si cette dernière est devenue institutrice et adhérait aux valeurs traditionnelles. Chez mon père, c'était le contraire. Son rêve était de travailler dans une étable, caresser les vaches, avoir une vie de fermier. Il avait vraiment cet idéal d'appartenir à la culture paysanne, fermière.

En tant qu'enfants, vous avez été éduqués dans cette culture paysanne, autrichienne ; Tu as la nationalité italienne : comment gère-tu ces appartenances multiples ? Tu te sens italienne ?

Oui mais ça a pris du temps. Au départ, les seuls Italiens que je fréquentais, c'était les touristes ou les fils de militaires. Ensuite, je suis partie à la fac. Je préférais aller en Italie même si beaucoup de gens de ma région partaient en Autriche parce que c'est plus facile. C'est un peu notre pays protecteur, il y a beaucoup de favoritisme économique et aussi la proximité de la langue. Chez nous, il y a trois langues reconnues : l'allemand, l'italien et le ladin. On suivait tous l'école dans notre propre langue. Jusqu'à mes 18 ans, je suis allée à l'école allemande avec 8 heures d'italien par semaine. Sinon, toutes les matières étaient enseignées en allemand. Pour l'Histoire, c'était compliqué parce qu'on n'avait pas de livres : on importait des livres d'Allemagne donc on a appris l'histoire allemande et pas l'histoire italienne ! Après 18 ans, je suis partie à la fac à Bologne, les Italiens ne me traitaient pas très bien, j'avais toujours droit à des réflexions. Un peu comme les Français qui ont de mauvais sentiments envers les Alsaciens. Il n'y avait pas cette ouverture... Les nations sont des inventions du XIXe siècle. Autrefois, l'identité culturelle se fondait sur une culture locale puis les nations ont été instaurées. Les cultures ne s'arrêtent pas à une frontière, c'est un continuum. Si tu prends l'Italie, il y a un continuum qui part de quelque chose de très germanique à quelque chose de très maghrébin. Il n'y pas de frontière entre l'un et l'autre.

Après la fac, j'ai traversé un peu l'Europe et aujourd'hui, je me sens trop bien à Marseille ; je sens qu'il y a cette tolérance, cette ouverture. Oui, on vient d'ailleurs, on ne sait pas trop d'où parce que nos parents sont Espagnols, Italiens ou pas vraiment parce que finalement ils sont Pieds noirs.. Bref, il y a toute cette ambiguité et cette ambiguité à Marseille est normale, ça ne choque personne qu'on ait des origines un peu mélangées, tout est flou et on peut quand même se retrouver. C'est peut-être pour ça que je suis bien à Marseille, les choses ne sont pas trop définies.

Je voudrais parler du lien entre la tradition et la modernité. Quand j'étais petite, on était une famille de « ploucs », on s'habillait simplement alors que les copains avaient des vêtements brillants, on passait nos étés dans les bois, à ramasser les myrtilles ou les framboises, parce que ma mère faisait tout « maison », les confitures, les sirops.. et moi, je ne rêvais que d'Orangina. Au niveau de la nourriture, dans les années 70-80, la mode était à la cuisine internationale, les tournedos... Chez nous, on préparait des plats frits pendant cinq heures, des pâtes faites maison, tout le monde devait aider ; c'était la cuisine traditionnelle, à l'ancienne. Quand j'ai eu 20 ans, j'ai ressenti un retournement dans ma région. Tout d'un coup, les restaurants proposaient des pâtes faites maison et des recettes italiennes, finie la cuisine internationale ! D'un coup, les gens commençaient à s’intéresser aux origines. On était plus un plouc si on revendiquait les traditions, une appartenance culturelle. A ce moment là, un groupe de musique s'est formée dans ma région. L'un des fondateurs de ce groupe était le fils d'un collègue de mon père. Leur groupe existe depuis 30 ans et s'appelle « Titla ». En patois, ça veut dire : « Allez-y, faites », c'est ce que leur répondaient les patrons quand ils demandaient à jouer dans les bistrots. Ils viennent tous de ma vallée, ils écrivent les textes en patois et s'inspirent des musiques traditionnelles. C'est du « nouveau traditionnel ». Ils ont repris des textes d'un poète qui vit dans une vallée frontalière à la Suisse, et notamment des chansons sur les gens du chariot. Là d'où je viens, les terrains sont en pente, très petits et ne nourrissent pas grand monde. Une loi existe depuis le Moyen Âge pour éviter qu'une parcelle soit divisée en petits morceaux, elle désigne l'aîné comme unique héritier des terres. Donc beaucoup de fermiers pauvres ont dû quitter leur maison et ont vécu un peu comme les Roms, allant de village en village avec un chariot pour réparer les poêles, les chaussures...

Il y a cette chanson que j'adore :

Chanson « Korrn »

Elle est issue d'un témoignage oral de la vallée des gens du chariot. En gros, elle dit : « Ma petite avec tes cheveux tout frisés, les gens vont te raconter plein de choses mais il y a toujours une porte de derrière, un échappatoire. Va à ton bal et ne les écoute pas trop parce que tu sais, les roses fleurissent rouges mais les haricots aussi ont des fleurs rouges. Ce que je te raconte, tu vas le comprendre quand le sureau sera en fleurs, ce que je veux te dire c'est que l'amour fait du bien mais du mal aussi ; toutes les blessures vont se guérir mais il te restera des petites marques d'épines. Tu as ta misère et ton chariot délabré mais ne pense pas à tout ça, endors toi et repose toi ». Il y a aussi cette phrase que j'aime beaucoup : « L'amour fait du bien et aussi du mal. Pourtant, elle est si magnifique la première neige ». Pour moi, ça veut dire : on a tous des déchirements d'amour mais à un certain moment, ils peuvent être mis à distance grâce au temps, aux feuilles qui tombent, à la première neige, au soleil de midi sur le lac. C'est jolie, il y a cette idée d'éternel.

Aujourd'hui, je ne chante plus, je ne chantais qu'en famille. Avec ma soeur, on pouvait tenir deux heures de chant.. Maintenant, j'ai tout oublié. Ça me manque. Ensuite, j'ai découvert la tradition du chant du sud de l'Italie et j'en suis très fan. Quand j'étais à Bologne à la fac, une fille chantait des chansons du Sud Italie en jouant de l’accordéon, j'ai dit : « je veux faire de l’accordéon ». C'est parti de là. Ma mère m'a dit : « Ma fille, tu as un diplôme, tu as droit à un cadeau ». Elle m'a offert mon premier accordéon, un « deux rangs ». En réalité, j'ai vraiment commencé à jouer de l'accordéon bien plus tard, en arrivant à Marseille. Aujourd'hui, je joue d'un autre accordéon, mais mon premier instrument, je ne le vendrai jamais. C'est le cadeau de ma mère.

 

 

 

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