Les Grecs de Salin viennent principalement de Kalymnos ?
Quelques Grecs sont originaires de Chios, de Symi, mais la plupart viennent de Kalymnos. A ce moment là, l'usine a demandé des ouvriers et les Grecs, comme les Italiens, sont venus. Là-bas, il fallait obéir à Mussolini. Nous, on ne voulait pas, on n'allait pas à l'école italienne car ils voulaient nous habiller en noir. Il n'y avait pas de travail. Quelques grandes familles sont parties, comme les Mailis. Ils étaient cinq frères, tous originaires de Kalymnos. Aujourd'hui, entre frères et cousins, les Mailis, c'est un wagon ! Tous avec le même nom ! On a un monsieur Mailis qui nous a bien aidés à l'église. Le pauvre est parti il y a trois ans mais c'était un homme d'une grande valeur. Il recevait, il parlait bien, une personne admirable.
Où est Kalymnos ?
Quand on part du Pirée, la première île qui apparaît est Patmos, ensuite il y a Leros puis Kalymnos. Elle est située entre Leros et Kos. Kos est en face à vingt minutes. Rhodes, la capitale du Dodécanèse est à trois heures en bateau. Il y a 16 à 17000 habitants. L'été, ça double avec le tourisme. Beaucoup de Français, comme le Père Jean, ont construit à Kalymnos.
Vous êtes née là bas ? Quels souvenirs avez-vous de votre enfance ?
Mes souvenirs, c'est noir, c'était la guerre. J'ai 83 ans, je suis née en 1933. Pendant la guerre, j'avais 7 ou 8 ans alors on a des souvenirs, mais plutôt des souvenirs de souffrance... Parce qu'en plus, Maman est morte et Papa a pris une autre femme avec qui il a fait d'autres enfants : chaque année, elle en faisait un, alors imaginez-vous que la vie n'était pas douce. Seulement travailler, travailler et souffrir ; c'est pour ça qu'à 15 ans, je suis partie en Angleterre où je suis restée quatre ans. Avant de partir, la première question que j'ai posée a été : « Est-ce qu'il y a à manger ? Si oui, j'y vais ». Je ne voulais même pas savoir si j'allais gagner de l'argent. Parce qu'en Grèce, on était privés. Pendant la guerre, on n'avait ni chocolat ni rien. En plus, on n'habitait pas à Athènes. On a vécu de très mauvais moments. J'apprécie plus ma vie aujourd'hui qu'avant. J'ai peur de retourner en arrière parce qu'on a souffert. D'abord, quand on perd Maman, c'est la fin du monde, et quand on a la guerre et une marâtre par dessus tout !
Que faisiez-vous en Angleterre ?
Femme de ménage ! J'avais 18 ans, j'y suis restée jusqu'à mes 22 ans. Les gens de Kalymnos sont des marchands d'éponge. Ils se fournissaient en éponge à Kalymnos et les vendaient à la terre entière, en Australie, en Amérique, mais la base, c'était l'Angleterre. Là bas, je travaillais pour des marchands d'éponge de Kalymnos. J'ai été embauchée pour parler grec aux enfants de mon patron. Il m'était défendu de dire un mot en anglais. De toute façon, si je disais un mot anglais, je le disais tordu ! Il fallait leur parler en grec. Des fois, ils me demandaient de l'eau en anglais, je comprenais mais je leur disais : « Dites-le moi en grec ». Le patron voulait aussi manger de bons repas grecs. Il ne voulait pas des repas d’Angleterre. Si vous allez à Kalymnos un jour, vous verrez l’hôtel Olympic qui appartient à mon patron. Maintenant, il a 95 ans. J'ai passé quatre ans pas trop mal là-bas mais je ne voulais pas rester, l'Angleterre ne me convenait pas. Il faisait toujours froid, pluie et brouillard.
Je suis venue à Salin de Giraud à l'âge de 22 ans pour me marier avec un Grec. C'était en en 1956. Le cousin de mon père lui avait dit : « Mon beau-frère est en France mais il ne veut pas épouser une Française, tu n'as pas une fille ? », « Oui, j'ai une fille en Angleterre ! » alors je suis venue pour épouser le beau-frère de mon oncle. Quand je suis arrivée, il était déjà fiancé avec une autre ! J'étais venue en France avec des papiers de touriste, j'aurais dû repartir en Grèce le mois suivant.
Mon père a alors voulu m'envoyer en Australie. Il m'a écrit : « Si le Grec ne t'a pas attendue, il y a un autre Grec en Australie ». En 1956, c'était la catastrophe. A l'époque, c'était là où allaient travailler tous les étrangers. Le gouvernement australien les faisait travailler gratuitement, nuit et jour. Pour ne pas y aller, j'ai épousé un homme ici. Mais cet homme était espagnol. Un ami de la famille avait dit à mon (futur) mari : « On a une Grecque qui veut rester à Salin mais si elle ne trouve personne pour avoir la carte de séjour, elle va devoir partir ». Mon mari est venu me voir et il ne partait plus. Il ne partait plus ! Alors je ne pouvais pas demander quelqu'un d'autre ! Parce qu'il était là alors j'ai fini par l'épouser ! Je ne savais pas parler français, il n'était pas grec mais enfin, il ne fallait rien dire pour avoir les papiers et puis je ne voulais pas aller en Australie... J'avais dit à mon mari, grâce à un traducteur : « On se marie orthodoxe, les enfants seront orthodoxes et tu me laisses aller en Grèce ! », « Oui oui oui ! », « Bah ça va, je t'épouse ! Allez, c'est une vie, allons ».
Autrefois, la plupart des jeunes partaient travailler en Australie, là où il y avait le travail, et ils disaient : "Envoyez-nous des filles !". Un protecteur sélectionnait trente filles et les emmenait là bas, en se disant : "Cette fille va bien pour cette famille" etc. Les mariages se faisaient ainsi. Mais il y avait moins de divorces ! On était au foyer, on faisait le travail de la maison et on faisait des enfants. Maintenant, les femmes travaillent, elles ne font pas d'enfants, et elles disent à leur mari : « Si tu ne m'aides pas, tu t'en vas ». Nous, bien ou mal, on restait. Sinon, pour aller où ?
Quand mes patrons d'Angleterre sont repartis à Kalymnos, ils m'ont laissé un de leur enfant. C'est moi qui l'ai élevé. J'étais une Maman et quand je suis arrivée en France, je voulais un enfant. J'ai dit à la Mère de Dieu : "Mère de Dieu, si tu me donnes un toit, du pain, et des enfants, je reste !" Et elle me les a donnés ! Mon mari m'a donné le toit et le pain. En six ans, j'ai eu cinq garçons, ce n'est pas beau, ça ? Le quatrième accouchement, c'était des jumeaux. Avec mon mari, on a passé une petite, petite vie. Où on va ? Avec tant d'enfants et une petite paye, où on va ? Nous, les Grecs, on est très économes, il faut mettre de côté pour ceux qui ont en besoin, pour les enfants qui vont grandir. Mes enfants ont fait des études, deux sont ingénieurs. J'ai onze petits-enfants et deux arrières petits-enfants ! Notre vie, c'est une histoire !
Je suis contente, j'ai choisi le bon chemin, mes enfants ont un père et une mère, la famille, leur église, leur religion, ils sont bien mariés, bien baptisés, mes petits-enfants sont tous orthodoxes.
Mon père a eu sept filles, et moi, j'ai eu cinq garçons, c'est la grâce de Dieu. La vie et Dieu, c'est un mélange de tout ça, la religion, la foi, les événements, on ne sait pas d'où ils sortent, il y a des choses qui arrivent, tu te dis : « Pas possible ! C'est un miracle ça ! ». Maman... la pauvre, en pleine guerre, il n'y avait pas la pénicilline ; sinon elle ne serait pas morte. Elle avait quatre petites filles, la plus grande huit ans et la plus petite, un an et demi. Imaginez-vous la souffrance de cette femme. Comme nous, ses filles, on n'avait que des garçons, on croyait que Maman, d'en haut, nous bénissait. C'est la Grâce de Dieu ! Nous, on vit en direct avec Dieu, on est en bas et en haut, avec des prières, et surtout avec quelque chose qui fait beaucoup de bien : la Miséricorde, la Charité.
Votre père a vécu à Salin ?
Il n'est jamais venu en France, même pas à mon mariage. D'abord, il était contre ce mariage car il voulait que j'épouse un Grec en Australie. Il me disait que les Espagnols sont jaloux, je me disais : "Jaloux, pas jaloux, ou je le prends ou je pars"... Pour aller trouver la marâtre ou pour aller en Australie... ! Mais Dieu m'a donné de la force : mes enfants, c'est ma fortune. Mon mari, c'est un gros travailleur mais il ne voulait pas venir en Grèce avec moi. J'y suis allée dix fois, il n'est jamais venu. Moi, je disais : « Je prends les petits et je m'en vais ». Ce n'était pas si facile mais j'ai beaucoup lutté. J'ai cinq soeurs là-bas, c'est notre pays. Les souvenirs de guerre et de souffrance se sont éloignés. Avec les enfants, on y allait en paix. Kalymnos, c'est le paradis. J'ai acheté ma maison là-bas.
Ici, il y a toute une vie avec les fêtes grecques ?
Autrefois, il y avait une grande communauté. Mais la mort nous prend et on s'en va. Je n'aime pas dire « moi » parce que le « moi » est égoïste, mais aujourd'hui, tout ce qui passe à l'église, l'organisation des fêtes, les traductions, la cuisine, ça passe par moi. Pour faire vivre la communauté, je fais à manger pour 150 euros à l'occasion de la fête de la paroisse. On ne gagne rien. Toute la nourriture part de chez moi. J'achète la viande hachée, on fait des feuilles de vigne, des choses faciles, des boulettes, la spanacopita (tarte aux épinards avec la feta)... Ça tient au ventre. On propose des assiettes que l'on vends 5 euros. On fait un petit bénéfice parce que le traiteur est très économique !
La messe est en grec ou français ?
Mixte. Moi, je chante en grec, tandis que la femme du Père Michel qui est parti au ciel, et la femme du Père Jean, chantent en français. Tout le monde demande la mélodie grecque mais ils ne connaissent pas les mots. Les mots, en chantant ou en lisant, elles les donnent, elles expliquent en français pour que les gens comprennent.
Pendant la messe, je sers, je chante. Mon père chantait lui aussi. Pendant la guerre, la marâtre nous empêchait d'aller à l'église mais j'y allais quand même ! Et puis on a le chant dans le sang, on est nés pour chanter. Mon père, le pauvre voyageait beaucoup et quand il rentrait à la maison, quand tout était calme, on allait dans la cour. Là, il chantait et nous, on apprenait l'air (« iros » en grec).