Chansons de l'Exil en Provence
Ali chante sur Akli Yahayaten de Yal Menfi

Chansons chaoui

Vingt-quatre heures de bateau, 14 000 anciens francs

C’est au sein du local de l’association Contact que je rencontre Ali, en fin d’après-midi, alors qu’il joue aux cartes et boit un café avec d’autres hommes retraités. Au fond, dans le bureau adjacent à la pièce principale, un ordinateur diffuse de la musique arabe et berbère.

Je m’assoies à la table d’Ali qui, très sociable, commence à parler de lui, puis de musique... Dans un geste harmonieux, il tambourine la table des doigts, tout en évoquant les chansons que nous écoutons sur l’ordinateur de Smaïl, animateur à l’association. Peu après, Chaïb, également retraité, nous rejoint et participe à la discussion. Les souvenirs de l’arrivée en France, il y a des décennies, sont vifs, évoqués avec humour et poésie.

Quand je demande à Chaïb s’il retourne parfois au bled, il me répond avec douceur : « Quand tu plantes un arbre, il grandit et les racines poussent, alors tu ne peux plus l’arracher. » Une manière magnifique de décrire l’expérience migratoire, mélange d’exil et d’enracinnement quotidien. Jeune gamin quand il est descendu de bateau, Chaïb a vécu les indépendances des pays d’Afrique et de Méditerranée depuis le sol français ; le bled de son enfance n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui, plus de soixante ans plus tard. « Mon fils a cinquante deux ans et est né à Gardanne, mon pays, c’est ici! » ajoute-t-il en guise de conclusion.

Pour autant, l’émotion que suscitent les chansons d’Algérie est palpable : « Les paroles sont comme des lames de rasoir, j’en ai la chair de poule » confie Ali au milieu de l’une d’elles.

Ali : « Je suis arrivé en France le 2 décembre 1972. Je ne suis pas allé à l’école, mais je n’ai jamais oublié la date : 2 décembre 1972! Vingt-quatre heures de bateau, quatorze mille anciens francs le trajet! Les Français demandaient de la main d’oeuvre, merci Général de Gaulle! Au bled, on te faisait passer une visite médicale et si tu étais apte, tu partais!

Mais la France, en 1972, n’était pas celle d’aujourd’hui. Pour les toilettes, il y avait la tinette, qui passait tous les matins; et les rideaux étaient en toile de jute!

Vous aviez de la famille ici?

Un de mes frères est venu avant moi; il vivait dans les cabanons de Saint Barthélémy. J’avais aussi un oncle à Sainte Marthe qui habitait un appartement, mais je suis allé avec mon frère, dans le bidonville : on se logeait dans des cabanes en tôle. Puis j’ai tout de suite pris un travail à la Valentine, dans une usine qui galvanisait le fer, par exemple pour la coque des bateaux et les barrières d’autoroute. Je traversais le quartier de la Rose avec un vélomoteur.

Du travail, il y en avait en pagaille. Je me bagarre ici avec le chef; le lendemain, je vais à côté! C’est pas toi qui cherchais le travail, c’est le travail qui te cherchait! Moi, je courais d’un travail à l’autre : routes, ponts, bâtiments, traçages, il y en avait pour tout le monde. Il n’y avait que dans les ports où c’était un peu plus difficile : pour être docker, il fallait être pistonné. J’ai aussi travaillé dans le charbon, au puits de Meyreuil : Vingt-trois ans au fond ; à la fin, je descendais à pic à un kilomètre six-cents. J’étais à la taille : des galeries de plusieurs kilomètres et de deux cent mètres de largeur qu’on grattait avec une machine. On faisait tenir les toits avec une pile et moi, j’avançais la pile au fur et à mesure que la taille progressait.

Ah, au fond de la mine, au début tu as peur; il y a des galeries partout, des panneaux partout et tu ne sais pas où tu vas. Si ta lampe s’éteint, tu ne vois plus rien. Rien, le noir total. Tu ne peux plus avancer. Si tu avances, tu peux te perdre… Un cauchemar… Avec l’habitude, les hommes courent comme des lapins, ils sont de plus en plus à l’aise. Mais quand même, au fond, ils sont tous frères. Dehors, on ne se regarde pas de la même façon ; au fond, tu ne vois ni la race, ni la couleur : tous frères!

Nous écoutons la musique qui tourne depuis l’ordinateur de Smaïl, des chansons Chaoui, Ali se met à taper en rythme sur la table puis évoque des chanteurs : Beggar Hadda Ali, El Hadj Bouregaai, …

J’ai toujours aimé la musique, je ne suis pas berbère, mais j’adore les chansons Chaoui. Quand j’entends une musique de là-bas, quand j’entends la gasba(1), je n’arrive pas à tenir en place, je pense au bled, à mes parents, à toute cette ambiance. Et je chante. Et puis il suffit que j’entende quelqu’un chanter pour que j’ai le disque dans la tête…

Dans ma jeunesse, on allait dans les bars, et on regardait les clips qui passaient sur les musicbox. Il y a une chanson de l’exil magnifique : Akli Yahyaten de Yal Menfi. Il raconte le départ, le trajet en bateau, l’arrivée en France ; il dit : « Dites à ma mère qu’elle ne pleure pas… Dieu ne me laissera pas… » Quand je l’écoute, je verse des larmes.

Chaïb : « Je suis venu en France le 2 octobre 1954. J’ai pris un taxi le soir pour aller de Marseille à Gardanne. J’avais cent francs en poche et la course coûtait cinq-cents francs. Alors on a fait tous les bars de Gardanne jusqu’à ce que je retrouve mon pauvre frère qui habitait Meyreuil. A l’époque, on payait avec les anciens francs: cinq-cents francs valait cinq nouveaux francs. Quand tu gagnais soixante mille francs, ça équivalait à six cents francs. Le paquet de cigarette coutait vingt centimes et le pastis dix centimes…

Le lendemain de mon arrivée, j’ai pris le train pour le Nord de la France et à Paris, j’ai retrouvé mon beau-frère qui m’a emmené en voiture jusqu’à chez lui. Puis j’ai été embauché dans la maçonnerie. Mais je n’étais pas assez costaud. Le chef m’a dit : « Si t’es pas capable de travailler ici, y’a la soupe à ta mère qui t’attend au bled ». En vérité, la maçonnerie, j’étais pas fait pour ça! Alors je suis parti et j’ai été embauché dans une fonderie qui coulait du béton pour fabriquer du matériel militaire. Ensuite, j’ai travaillé dans d’autres usines et j’ai fait le tour de la France: Saint Etienne, Grenoble, Metz, Moselle, Sarrebruck… Quand je suis revenu à Gardanne, je me suis arrêté et j’ai continué sur place. Les usines, pour moi, ça allait, même si c’était moins bien payé que le bâtiment. L’esclavage.

Ali : à ce moment là, y’avait tellement de travail que tu pouvais aller où tu voulais.

Chaïb : Tu fermais les yeux et quand tu les ouvrais, t’avais du travail!

Ali : A Fos-sur-Mer, j’avais fait le tour des usines. En une heure, on m’avait proposé quatorze fois d’être embauché. Il suffisait de choisir!

Chaïb : à Gardanne, j’ai construit le grand pont sur lequel on passe pour aller à Marseille : des fondations aux finitions. Tous les jours, pendant plus de deux ans. Ensuite, je suis allé à Péchiney, puis à la Mine, pendant quinze ans…Dans tous les puits : Gérard, Meyreuil, même Y.

Ali :  J’ai fait vingt-trois ans de mine et vingt-trois ans de pêche, sans manquer un jour, ni de pêche, ni de travail! De dix heures à dix-neuf heures, j’étais au fond et ensuite, je prenais ma gamelle puis je partais à Martigues : de vingt heures à quatre heures du matin devant le poisson, au canal de Caronte. Et tous les jours, à une heure du matin, le poisson venait manger! Jamais avant !

Parlez vous arabe à la maison ?

Ali : J’ai trois filles et un garçon, le petit dernier. Une seule parle arabe; les autres n’ont pas appris, parce qu’avec leur mère, qui est née ici, ils ne parlent que français. à la maison, l’arabe, tu ne l’entends pas. L’ainée, a appris avec sa grand-mère qui la gardait; ma femme comprend, mais ne le parle pas et elle n’a pas envie d’aller en Algérie, alors au bled, j’y vais tout seul ou avec un enfant et je m’installe chez mon frère. Je pars quand ça me manque. Mais après être arrivé en France, pendant vingt-trois ans, je n’ai pas mis un pied au bled. Quand mon petit frère est arrivé ici et m’a retrouvé, je ne l’ai pas reconnu! Je n’avais pas eu envie de rentrer, je sortais tout le temps, j’étais libre comme l’air, j’allais où je voulais quand je voulais. En vérité, j’étais perdu! 

Chaïb : Quand vous plantez un arbre, il grandit et ses racines poussent sous la terre, alors vous ne pouvez plus l’arracher. J’ai vécu soixante-trois ans en France et depuis 1957, je n’ai jamais bougé de cette ville. Mon fils a cinquante-deux ans et est né à Gardanne. Mon pauvre père y est enterré, ma pauvre femme aussi. Mon pays est ici. Au bled, je n’y suis allé qu’une fois, huit jours, en 1979 et quand je parlais arabe avec les gars, nous n’avions pas le même accent...»

 

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